Grasse le 12 Juin 1973 : « Ratonnades »
IL ETAIT UNE FOIS LES MIGRANT(E)S TUNISIEN(NE)S (5)
Pour ce cinquième texte dans la série « Il était une fois les migrant(e)s tunisien(ne)s » j’aborde ici un épisode grave qui s’est déroulé dans la ville de Grasse le 12 juin 1973.
En effet en cette période marquée à la fois par la multiplication des grèves de la faim d’immigrés sans-papiers mais aussi par une vague xénophobe anti arabe et de nombreux assassinats dans le sud de la France, voilà que dans la ville de Grasse, en ce 12 juin 1973 et dans les jours qui ont suivi, va se dérouler une « ratonnade » contre les travailleurs tunisiens en grève.
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Grasse le 12 Juin 1973 : « Ratonnades »
Grasse : « Sous-préfecture de l'ouest du département des Alpes-Maritimes, la ville jouit d'un climat méditerranéen lui assurant des températures plutôt douces. Grasse est aussi connue pour être la capitale des fleurs et du parfum dans les Alpes-Maritimes ». Ainsi est présentée la ville de Grasse. C’est aussi, il est bon de le rappeler, la ville qui a accueilli de nombreux rapatriés d’Algérie dont certains gardent une rancœur vis-à-vis des maghrébins.
Les circulaires Fontanet-Marcellin - qui subordonnaient la délivrance d’une carte de séjour non seulement à l’obtention d’un contrat de travail mais également d’un « logement décent » - sont en application depuis le mois de septembre 1972 mettant de ce fait en difficulté de nombreux travailleurs immigrés qui risquent d’être expulsés y compris même ceux qui sont là depuis longtemps et qui ont un emploi. En réaction les grèves de la faim et les occupations se multiplient. Valence est la première ville à déclencher une grève de la faim en décembre 1972 qui s’étendra très rapidement à de nombreuses autres villes. Six mois plus tard c’est au tour des travailleurs immigrés tunisiens de la ville de Grasse de prendre le relai.
Mais là, en ce 12 juin 1973, les choses vont prendre une tournure inquiétante et l’on va assister à une véritable chasse « aux arabes ».
D’une grève pour les papiers à … une chasse à l’homme
Tout commence le lundi 11 juin quand quelques centaines de travailleurs, tunisiens pour la plupart, se réunissent en AG en plein air dans la vieille ville et décident de se mettre en grève illimitée et reconductible toutes les 24h dans le but d’obtenir une carte de travail et par la même occasion, une augmentation de salaire, un logement décent et un suivi médical régulier. Ils travaillent dans le bâtiment, parfois dans l’horticulture ou des exploitations agricoles, sont pour la plupart sans-papiers à cause des circulaires Fontanet-Marcellin, et vivent dans des logements délabrés voire dans des bidonvilles. Beaucoup de tunisiens car les Alpes-Maritimes sont le département où ces derniers sont les plus nombreux.
« Mardi 12 juin au matin, ils sont 200 à 300 devant la mairie pour présenter leurs revendications. Mais le maire, Hervé de Fontmichel, … refuse toute discussion. Ceinture tricolore en bandoulière, il fait disperser la manifestation à la lance d’incendie par des sapeurs-pompiers réquisitionnés et par sa police municipale. L’après-midi, les travailleurs tunisiens sont à nouveau réunis par petits groupes sous le marché couvert, au centre du « quartier arabe ». Peu après 16h, les gardes-mobiles investissent la place. Avec l’appui de petits commerçants et artisans, commence alors une chasse à l’homme dans les rues et jusque dans les maisons qui va durer jusqu’au milieu de la nuit » (…) Police et CRS procèdent à une cinquantaine d’interpellations. Suite aux tabassages, on relève cinq blessés, dont un grave. Dans les jours qui suivent, une « liste noire » circule dans les entreprises. Plusieurs dizaines de manifestants réels ou supposés sont licenciés, du jour au lendemain ». (cf. Mogniss H. Abdallah)
« Ces manifestations sont absolument scandaleuses et nuisent à l’ordre public » avait alors déclaré le maire. Mais, relève néanmoins le quotidien Le Monde, « Les 11 et 12 juin, les travailleurs immigrés manifestaient contre la circulaire Fontanet, dans le calme : on en convient maintenant ».
« La police procède à l’arrestation d’une cinquantaine d’« Arabes », tandis que trois d’entre eux, gravement blessés, sont transportés à l’hôpital. Cette action qui tourne à la « chasse à l’homme » (on parlera de « ratonnades ») jusque dans les intérieurs des taudis, est accompagnée par les pompiers avec leur lance à incendie mais aussi par certains commerçants de la vieille ville, organisés en un « Comité de vigilance » et appelant à se « débarrasser des 1 000 oisifs qui portent atteinte au bon renom de la cité ». Alors que le 13 juin, la plupart des travailleurs arabes sont licenciés, une manifestation sur le thème « Alerte, votre sécurité est en péril » est organisée par le « Comité de vigilance » des commerçants avec le soutien du maire. Un tract est distribué à cette occasion invitant la population à un grand rassemblement le 15 juin contre « le scandale de la manifestation des immigrés ». Mais cette contre-manifestation sera finalement interdite par le commissaire de police, soucieux d’apaiser les esprits » (cf. Ivan Gastaut).
Grasse, prélude à un vague xénophobe
Evidemment il faut remettre tous ces événements dans leur contexte pour comprendre les motivations des uns et des autres. Déjà, lors de son élection, en 1970 le maire de Grasse n’avait-il pas promis le départ d’un millier de « clandestins » ? Mais l’année 1973 c’est aussi l’année où le racisme anti arabe et les assassinats de travailleurs immigrés se multiplient. Les affiches et le slogan « halte à l’immigration sauvage » portant la signature « Ordre Nouveau », un groupe d’extrême-droite connu pour avoir lancé une campagne nationale dès le 9 juin 1973, commencent à fleurir, y compris à Grasse où les soupçons de collusion pèsent sur le « comité de vigilance des commerçants et artisans de Grasse ». Pour mémoire ce groupe Ordre Nouveau avait également organisé le 13 juin à Paris un meeting à la Mutualité avec le même slogan « Halte à l’immigration sauvage » et contre lequel s’étaient mobilisés les antiracistes et les mouvements d’extrême-gauche donnant lieu à des affrontements violents au cœur du quartier Latin à Paris.
Grasse, en ce 12 juin 1973, sera pour ainsi dire le prélude à la vague xénophobe et anti arabe qui va toucher tout le sud de la France et notamment Marseille. Entre 1971 et 1974, le nombre des agressions commises contre des maghrébins est estimé à environ 350 et on compte plusieurs dizaines de morts.
Que reste t-il de ce drame ?
D’abord, et pour faire face aux réactions xénophobes de certains, il y a les réactions en solidarité avec les immigrés et en premiers lieu celles des syndicats de sapeurs-pompiers de Nice et des Alpes-Maritimes qui « élèvent une vive protestation contre le maire de Grasse pour l’utilisation absolument abusive et arbitraire de son droit de réquisition du personnel des sapeurs pompiers » tout en rappelant que « le rôle et la mission confiés aux sapeurs-pompiers est la sauvegarde des vies et des biens des populations de leur secteur, et non de jouer le rôle de force d'appoint aux forces de répression ».
De même les prises de position des organisations de gauche (Protestation commune des Parti communiste, Parti socialiste, C.G.T., Jeunesse communiste, Jeunesse socialiste …).
Celle du MRAP qui va organiser, le 11 juillet 1973, une réunion de dialogue entre les communautés de la ville de Grasse. Un meeting sera organisé rassemblant quelques deux cent cinquante personnes dans une salle du casino municipal dont la moitié du public était composée de travailleurs immigrés.
Mais ces événements de Grasse et la tournure qu’ils ont prise auront cependant passés au second plan les revendications des travailleurs en grève tout en mettant en évidence d’autres problèmes plus profonds enfuis dans la société.
Heureusement que le 13 juin 1973, le gouvernement sous la pression et la crainte d’une extension des grèves de la faim va finalement adopter de nouvelles mesures - connues sous le nom de circulaire Gorse - donnant notamment un délai supplémentaire de régularisation fixé au 31 octobre 1973 pour tous ceux entrés en France avant le 1er juin 1973. Au total plus de 40.000 sans-papiers seront ainsi régularisés avant que la France ne décide la « fermeture des frontières » en 1974 ainsi que la mise en place d’une nouvelle politique d’immigration.
Néanmoins la grève de la faim entrera comme le moyen de lutte et de mobilisation privilégié des sans-papiers en France au cours des décennies qui vont suivre comme en 1981-82, 1991-92, 1996-98, 2006, 2008, 2013 …
Que reste-t-il de ce drame de Grasse ? Un film de Jean Jacques Béryl, « Souvenir de Grasse », tourné dans les semaines qui suivirent et qui ne sera projeté dans cette ville que quarante ans après ces événements. En effet il faudra attendre la commémoration, en 2013, de la mort d’AbdelHakim Ajimi, un jeune tunisien assassiné par la police en 2008 pour que ce film soit enfin projeté dans cette ville. (à voir ici)
Mohsen Dridi