« IL Y A 49 ANS A AMIENS : NON A L’EXPULSION DE SADOK DJERIDI »
IL ETAIT UNE FOIS LES MIGRANT(E)S TUNISIEN(NE)S
« Il était une fois les migrants tunisien(ne)s » se veut un espace et une contribution pour rappeler les histoires à la fois singulières mais tellement collectives mais aussi les moments forts qui ont marqué la vie des migrant(e)s tunisien(ne)s en France.
Il ne s’agit évidemment pas ici de distinguer artificiellement les militant(e)s d’origine tunisienne des autres, car en vérité les mobilisations de ces derniers se sont toujours déroulées dans un cadre plus large et collectif où la solidarité primait sur les particularismes. Bien sur cette dimension collective et cette solidarité prenaient sens selon les époques, tantôt en tant que maghrébins – comme par exemple au début du 20ème siècle avec l’AEMNA (Association des étudiants musulmans nord-africains), l’Etoile Nord-Africaine …, et tantôt dans le cadre général de l’immigration et de la solidarité français - immigrés après les années 1960-70.
« Il était une fois les migrant(e)s » entend ainsi honorer la mémoire de ces militant(e)s qui, par leurs actions, individuelles et/ou collectives, ont contribué à faire avancer la bataille pour l’égalité des droits en France.
Mais il entend aussi - à travers eux - rappeler et honorer la mémoire de milliers d’autres militant(e)s anonymes qui ont participé et contribué à donner vie et consistance à cet engagement.
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Pour ce premier texte j’ai choisi de rappeler le cas Sadok Djéridi à Amiens sous le titre : « Il y a 49 ans à Amiens : non à l’expulsion de Sadok Djeridi ».
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« IL Y A 49 ANS A AMIENS : NON A L’EXPULSION DE SADOK DJERIDI »
Sadok Djéridi est un travailleur tunisien employé en 1971 dans un des chantiers du groupe EGCC (entreprise sous-traitante des PTT pour la pose des lignes) à Senarpont dans la Somme. Il reçoit, fin octobre, une lettre de la Préfecture lui signifiant son refoulement du territoire. Dans le village, puis dans la région, la population réagit en solidarité avec Sadok. « Mes gosses sont ici, ma femme aussi. Je suis ici, j'y reste ! » Ému par la grève de la faim de soutien organisé par un comité antiraciste, il entame à son tour un jeûne.
C’est, et le fait est à signaler, le premier cas de grève de la faim d’un sans-papiers. En effet il faudra attendre les circulaires Marcellin-Fontanet de septembre 1972 pour voir alors éclater les nombreuses grèves de la faim de sans-papiers qui ont concerné de nombreux tunisiens.
Il est important de même de rappeler que nous somme dans un contexte particulier marqué d’une part par l’émergence, après les événements de mai 68, dans l’espace public et médiatique de la question immigrée et de l’autre par la mise en route par les gouvernements d’alors d’une nouvelle politique de contrôle de l’immigration de plus en plus restrictive (des circulaires Fontanet/Marcellin en 72 à « l’arrêt de l’immigration » en 74).
Le texte qui suit est tiré d’un livre « Les immigrés – Contribution à l’histoire politique de l’immigration en France » publié en 1975 par le CEDETIM, qui fait le point sur les mobilisations immigrées de l’époque. J’ai choisi de présenter ce texte in extenso parce que c’est l’un des rares comptes-rendus le plus complet sur le cas de Sadok Djéridi et de la mobilisation à Amiens.
J’y ai rajouté, en fin de texte, un aspect « collatéral » plutôt méconnu et que relate le quotidien « Le Monde » dans un article en date du 27 avril 1972, levant un bout de voile sur la manière dont les médias avaient couvert cette mobilisation à Amiens. D’ailleurs le comité de soutien d’Amiens avait annoncé son intention d’intervenir « lors des semaines d'information à la maison de la culture auprès des journalistes pour briser le silence de la presse ».
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Pour terminer, ce petit mais indispensable clin d’œil au sujet de la ville d’Amiens qui s’est souvent distinguée par son esprit d’initiative et de solidarité avec les immigrés.N’est-ce pas elle qui le 19 décembre 1987 prend l’initiative d’élire quatre « représentants associés » de nationalité étrangère auprès du conseil municipal, où ils siègent à titre consultatif, initiative prise par l’Association de soutien à l’expression des communautés d’Amiens (ASECA) dont Bernard Delemotte, l’un des principaux animateurs de la dynamique « votation citoyenne », fut la cheville ouvrière.
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CONTRE L'EXPULSION DE SADOK DJERIDI (Document Cédétim)
« Sadok Djeridi jusqu'à 1969 est employé à I ‘Office national des pêches à Tunis. Cette année-là, il est oblige de quitter son pays, le chômage gagne... Ecoutant la propagande tunisienne, il gagne la France, sans carte de travail, comme la plupart des travailleurs immigres, avec sa femme Zora et le plus jeune de ses enfants. Il a pour tout papier une carte de touriste pour trois mois. Pendant ces trois mois, il est sans travail ; il passe ensuite pendant deux ans d'entreprise en entreprise, avec les mêmes salaires de misère. En 1970, il arrive à Blangy-Bouttencourt dans la Somme. Il a trouve du travail sur un chantier, et sa femme dans une entreprise de verrerie. II demande une carte de travail afin de pouvoir bénéficier des avantages sociaux et avoir une situation plus stable. Elle lui est refusée parce que Sadok passe une visite médicale (à sa charge : 300 F !) à l'Office national de l’immigration qui répond qu'il n'est pas apte à travailler, qu'il a une maladie évolutive (Sadok est borgne de naissance). C'est faux, d'autres examens le prouveront.
« Au début de 1971, il est embauche dans une usine de chaussures à Senarpont (Somme). Le patron de cette entreprise dit à Sadok ; « Tu as ta femme ici et ton plus jeune enfant, ramène tes autres enfants qui sont en Tunisie, vends tout ce que tu as là-bas (Sadok avait une maison en Tunisie] ; si tu as des cousins, ramène-les ; il y a du travail pour eux, il y a tout ce qu'il faut en France. ».
« Sadok fait venir ses trois enfants. Entre-temps, un autre naît, ils sont donc cinq enfants. Nous sommes le 16 octobre 1971 ; quelques jours après, Sadok reçoit une lettre de la préfecture lui signifiant qu'il est refoule du territoire français. Il n'a plus rien en Tunisie, il se trouve rejeté de la France.
LA POPULATION RÉAGIT
« Dans le village, une solidarité morale et financière se manifeste ; le cure, le médecin font des quêtes... Le comité antiraciste d'Amiens — qui s'est crée à l'initiative d'anciens militants du Secours rouge et qui rassemble des militants catholiques, maoïstes, P.S.U., quelques C.F.D.T. et surtout des inorganisés — se jette dans l’affaire : des pétitions circulent, une réunion a lieu dans le village, une délégation d'habitants se rend à la préfecture, à l’ambassade, un avocat du S.R. et conseiller municipal s'occupe de ce qui devient l’affaire Sadok.
Des milliers de tracts sont diffuses à Senarpont et à Amiens. Le comité antiraciste suscite un noyau dans le village prêt à la résistance. Face à cette mobilisation, la préfecture n’expulse pas Sadok. Les démarches administratives prennent jusqu'au 15 mars. A une réunion du comité qui a lieu aux alentours du 15 mars, plusieurs choses sont décidées :
- un manifeste de soutien est lance à l’initiative des militants du comité antiraciste qui est devenu comité de soutien à Sadok djeridi ; il est signé par des personnalités amiénoises : professeurs, avocats, médecins.
- un meeting est décide, il se déroule dans une salle de l'hôtel de ville d'Amiens (avec un militant du comité de lutte Renault).
- une grève de la faim est également décidée lors de cette réunion.
Le meeting réunit environ 200 personnes, ce qui n'est pas mal à Amiens. Les problèmes sont véritablement posés, les grévistes de la faim (dont le curé de Senarpont) expliquent leur position.
Il est décidé de faire des interventions lors des semaines d'information à la maison de la culture auprès des journalistes pour briser le silence de la presse. Sadok se joint aux grévistes de la faim, des gens de Senarpont s'associent à cette grève pendant le week-end, ainsi que des militants de tout horizon.
Durant les cinq premiers jours, il vient 200 à 300 personnes : chacun connait un Sadok... cette grève de la faim avait pour but : de briser la conspiration du silence autour de cette affaire (journaux, télévision) ; de créer un mouvement de soutien populaire et débloquer la mobilisation.
La CFDT à partir de ce moment-là, vient se joindre à l'action entreprise par le comité de soutien. Les jours suivants, tous les journaux parlent de l'affaire Djeridi.
Une conférence de presse se tient le 25 avril, les militants expliquent : que la victoire d'une carte de travail pour Sadok sera une victoire pour tous les travailleurs immigres, qu'a travers cette lutte il s'agit de dénoncer les conditions de travail des travailleurs immigres.
Une manifestation est décidée, elle a lieu le 26 avril. Il y a un millier de personnes dans les rues d'Amiens (on n'avait pas vu ça depuis mai 68) et nombreux sont les travailleurs immigres, arabes, portugais, etc. Les objectifs de la grève de la faim étant atteints, elle cesse le soir de la manifestation. Une délégation représentant les manifestants s'est rendue à la préfecture, mais celle-ci n'a fait que prendre note, comme la mairie communiste.
Des comités de soutien locaux se constituent à Senarpont, Ham, Flixecourt, Blangy, etc. Des réunions de travailleurs immigres ont lieu, ils prennent la parole et exposent leurs griefs. On s'aperçoit que la carte de travail est un bon moyen pour les mobiliser.
Une semaine après la manifestation, on apprend que la carte de travail est accordée à Sadok. C’est le député UDR qui annonce dans une lettre au journal local : " malgré les manifestations politiques qui ont porté préjudice à l'intéressé, j'ai réussi malgré tout à obtenir une carte de travail pour Sadok djeridi " (sic).
LE BILAN DE LA LUTTE.
La manifestation du 26 avril a été une manifestation d’unité populaire ; les participants étaient les travailleurs, des personnes âgées, des ménagères, des intellectuels, des étudiants.
Apres la manifestation, les habitants se sont aperçus que le cas Sadok avait une dimension politique, qu'il était le cas des travailleurs immigres en France.
L’objectif de la carte de travail, sans dévier sur le réformisme, est prioritaire, car elle donne confiance aux travailleurs immigrés qui acceptent ainsi de discuter, de prendre la parole, de s'organiser eux-mêmes. Sadok, c'est un cas exemplaire, parce il n'a pas accepte d'être expulse de France, il a dit : « moi, je suis travailleur, j'ai travaille en France pendant deux ans et demi, on m'a exploité. On a eu besoin de mes bras ; mes gosses sont la, ma femme aussi, je suis ici, j'y reste. ».
Dans les différents comités de soutien, comités populaires qui luttaient pour l’unité des travailleurs Français et immigres et prenaient des initiatives, il y a eu radicalisation des gens qui sont intervenus par l’intermédiaire de ces comités. Par exemple des habitants de Blangy-Bouttencourt, le soir du référendum, ont colle des affiches manuscrites disant : « connaissez-vous le cas Sadok djeridi ? et « qu'est-ce que l’Europe des travailleurs immigres ? ».
La lutte des classes s'est affirmée dans ce village à partir d'un petit moment comme celui-là, d'autant plus que ses habitants avaient signé de leur nom ces affiches.
Cette lutte allait trouver un prolongement inattendu. En effet, Sadok travaillait alors à Amiens pour :
L’entreprise générale des câbles et canalisations, entreprise familiale, sous-traitante des PTT pour la pose des lignes, et opérait sur de nombreux chantiers, notamment à Sainte-Geneviève-des-Bois, dans l'Essonne. Sur ce dernier chantier, 71 travailleurs nord-africains et une dizaine de portugais n'ont même pas de carte de sécurité sociale (alors que leurs cotisations sont retenues). Ils sont prêts à agir. Par le canal de la CFDT ils sont informés de ce qui se passe à Amiens. Un ouvrier d'Amiens vient et explique la lutte le 21 mai 1972. Les travailleurs de Sainte-Geneviève-des-Bois décident de se mettre en grève. Cf. « les immigrés » cedetim
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« Le Monde » : Les Journées de l'information à Amiens
Par C. D. Publié le 27 avril 1972
(extraits)
Les organisateurs des Journées nationales de l'information, à Amiens, estiment à dix mille le nombre de ceux qui, en cinq jours, sont venus à la Maison de la culture. Même s'ils sont un peu optimistes, il est certain que l'initiative prise par l'Association professionnelle des journalistes de Picardie et la Maison de la culture d'Amiens a remporté un grand succès.
Le Syndicat national des journalistes (autonomes) et le Syndicat des journalistes français (C.F.D.T.) avaient accepté de patronner ces Journées nationales, mais l'absence des organisations professionnelles patronales privait la manifestation du caractère de confrontation publique qu'elle aurait pu avoir.
Pour sa part, le centre régional de l'O.R.T.F. (Picardie) n'avait pas reculé devant la difficulté - et le risque - de réaliser en direct, depuis le hall de la Maison de la culture et pendant la durée des Journées nationales, son émission quotidienne d'actualités régionales. L'occasion fut saisie par les animateurs du " comité de soutien " d'un ouvrier tunisien, M. Sadok Djeridi, malade, père de famille, en chômage, menacé d'expulsion depuis plusieurs semaines. Quatre membres du comité - dont un prêtre - ayant commencé une grève de la faim par solidarité avec les immigrés, un communiqué fut rédigé, et sa lecture demandée pour l'édition de Télé-Picardie.
Les journalistes de l'O.R.T.F. proposèrent de donner une information sur l'affaire, plus brève et moins " partisane ". Discussion, refus, chahut, pétards... et interruption brutale de l'émission en direct.
Sans que personne l'ait vraiment cherché, les Journées de l'information se trouvaient, de ce fait, " en situation ". Le droit à l'information coïncide-t-il toujours avec le droit à la liberté d'expression ? Les " moyens d'information " traditionnels - ou monopolistes dans le cas de la télévision - sont-ils adaptés aux nécessités de ce temps ?
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La photo utilisée est de Alex Evrard et Jean Bernard Durand.