Voyage au cœur du Forum Social Mondial 2013 de Tunis
Le FSM 2013 a enfin eu lieu à Tunis. Comme beaucoup je souhaitai y participer ! Je me disais qu’un tel évènement ne pouvait qu’avoir des retombées positives sur la Tunisie et qui plus est dans un contexte particulièrement sensible. Et du même coup, en retour, des retombées sur le FSM lui-même. J’avais déjà eu l’occasion de participer, une première fois en 2003 au 2ème FS Europe à Saint-Denis puis, à nouveau, en 2006 cette fois, à Bouznika au Maroc, à une réunion préparatoire du FS Maghrébin. Dès lors je m’étais plus ou moins préparé à cet événement de 2013. C’est du moins ce que je croyais. J’avais en effet préalablement repéré dans la programmation les débats qui m’intéressaient, en me disant que j’arriverai à faire le tri sur place.
Premier jour : la manifestation d’ouverture du FSM
Premier jour et première rencontre avec le FSM. Le 26 mars grande manifestation dans les rues de Tunis pour l’ouverture du FSM. Ma première manifestation en Tunisie depuis la révolution. Tout à fait comme je me l’imaginais : colorée, joyeuse, chaleureuse aussi. Le temps printanier y était sans doute pour quelque chose, mais c’était surtout la joie et la chaleur qui se dégageaient de la manifestation elle-même. Une manifestation colorée à l’image des participant-es venus des quatre coins du globe. Enfin presque. Colorée, joyeuse et nombreuse cette manif. Les gens étaient visiblement heureux de se côtoyer, de se retrouver ensemble, pacifiquement à crier et chanter qu’un « autre monde est possible ». Avec, pour cette cuvée 2013, un autre slogan a fait son apparition : « dignité ! », qui réussi, de manière heureuse et juste, la synthèse des aspirations de la révolution tunisienne, du courant altermondialiste et des mouvements des indignés. La Tunisie, qui avait été un temps le centre du monde, en janvier 2011, avait en effet besoin de retrouver cette dimension universelle de la révolution qu’elle avait enclenché. Une manif d’autant plus colorée, joyeuse et pacifique que la police a fait montre d’une efficacité sans faille mais néanmoins « bon enfant » pour assurer la sécurisation du cortège et des animations de rue que rien, heureusement, n’est venu troubler. Preuve que qu’on veut, on peut !
Les visiteurs étrangers donnaient l’impression de découvrir un pays (ou plutôt une ville, Tunis, car il semble difficile de se faire une idée réelle de l’impact d’un tel évènement dans les autres villes et régions du pays[1]) et en retour les Tunisien-nes découvraient cet « autre monde ». Des touristes certes mais d’un autre genre. Et pendant quatre jours, dans un va-et-vient permanent, ces deux mondes vont se côtoyer, se croiser et, parfois, se rencontrer. Et cela durant les quatre jours du forum : les taxis, les cafés, les restaurants, les hôtels, les commerces … ont été les témoins et les acteurs indirects de ce joyeux brouhaha. Comme si le FSM, sortant de son espace d’El-Manar et de son caractère officiel, se poursuivait sous d’autres formes et par d’autres moyens dans les rues et les espaces publics de la ville. Et, qui plus est, toujours dans la bonne humeur !
Deuxième jour : au campus …
Deuxième jour : Rendez-vous au campus d’El Manar, là où avait lieu le FSM. La police bien visible n’avait pas lésiné sur les moyens pour assurer et la sécurité des alentours et la fluidité de la circulation. Ainsi tout le monde y a gagné ! El-manar. Un espace immense. Mais, il suffit de suivre la grande rue principale et surtout les gens qui se dirigent vers l’espace où sont dressées les tentes pour les inscriptions. Premier accueil et premier constat : de nombreux volontaires, jeunes surtout, qui vous accueillent, qui vous informent et vous orientent. Enfin quant ils peuvent vous orienter. Car, il faut le dire, il y a eu quelques ratés au plan de l’organisation[2]. Mais je n’ai pas le sentiment que cela a influencé de manière significative le déroulement du forum. Et certainement pas aux yeux de l’écrasante majorité des participants. L’état d’esprit était davantage à l’optimisme et à la joie de participer à un événement important. Qu’à cela ne tienne, ce n’est que le premier jour et, petit à petit, on arrivera à se repérer. C’est sans doute ce que chacun a dû se dire en ce premier contact avec l’espace El-Manar. Surtout qu’avec l’inscription et le badge, nous avions droit aussi à une petite sacoche contenant, outre le programme, toute la documentation pratique pour s’y retrouver. Pour ma part je me décidais à aller vers l’espace où les associations du FALDI (Forum des Associations des Luttes Démocratiques de l’Immigration) venues de France avaient installé leurs stands. Mais là encore le recours à ces jeunes volontaires pour m’orienter m’a été indispensable. Mais je finis par trouver ce que je cherchais.
L’espace Faldi où plusieurs associations (des marocains, algériens, français, des représentants de sans-papiers …) avaient jeté l’ancre[3]. Et pour ma part le stand Ftcr (il y avait là également ceux de l’ADTF, l’ATF, l’UTIT, la Fasti et un peu plus loin l’ATMF et l’AMF) me servait de repère. Un point de chute aussi où l’en revient pour souffler et repartir vers d’autres activités et d’autres lieux du forum. C’était un point de rencontre pour échanger nos avis et nos impressions sur ce que chacun avait vu dans ce forum. Et siroter une boisson, pour souffler. Une fois ce point réglé le reste n’était plus qu’une question de gestion du temps. C’est du moins ce que je croyais. J’avais prévu d’assister à une dizaine de débats préalablement sélectionnés. Mais je ne me doutais pas de ce qui m’attendait en réalité. De ce qui nous attendait tous, car j’imagine que beaucoup comme moi ont été amené à revoir « sur le tas » leur programme, au gré des événements De fait j’ai finalement plutôt surfé sur plusieurs de ces ateliers et débats. J’ai vu et écouté un peu de chaque débat, en passant de l’un à l’autre. Y compris d’ailleurs des débats que je n’avais pas programmé et que j’avais rencontré, par hasard, au gré de mes déambulations.
Il y a forum et … forums
J’ai ainsi effectué une véritable tournée des stands des participants répartis sur l’ensemble de l’espace El-manar. J’ai, comme on dit, fait le tour du propriétaire. C’est ce que je fais quand je visite un endroit pour la première fois. Cela me permet d’avoir une vue d’ensemble avant d’entrer dans le détail. Et c’est à ce moment là que j’ai découvert l’autre Forum social ou plutôt une autre manière de regarder le FSM de Tunis. Et c’est ainsi que se passèrent mes deux dernières journées du FSM. Quelques débats au programme bien sûr mais toujours avec cette envie d’aller voir « ailleurs », hors les murs, ce qui se passait. C’est vrai, et je le concède, cela c’est fait au détriment des contenus et de l’analyse que l’on peut trouver dans les débats et les confrontations thématiques. Il y a eu aussi les grands rendez-vous avec des têtes d’affiche. Il y a eu des ateliers forts intéressants et instructifs. Car, ne l’oublions pas, c’est aussi le sens et l’esprit des forums sociaux mondiaux que d’avancer des propositions pour construire un autre monde[4]. Mais, comme dit l’expression « à quelque chose malheur est bon » et ce que j’ai peut-être perdu d’un côté, j’ai pu - je l’espère en tout cas - le combler par ailleurs et par autre chose.
Car des choses il y en a eu dans ce FSM 2013. Celles programmées et d’autres non. Plein d’initiatives spontanées qui dénotent une créativité débordante et une envie forte et pressante de dire choses. C’est peut-être là le signe d’une révolution plus souterraine, sociale certes mais surtout culturelle, qui est en train de prendre forme. Une révolution en silence dont les effets se feront sentir sur le moyen et le long terme. Bref, pas un bout d’espace, pas un lieu où il ne se passait quelque chose dans ce forum social. Un grand bazar mais un bazar joyeux. On aurait pu craindre, à raison, des débordements toujours possibles, et cependant tout s’est déroulé sans problèmes. Ici une petite manif spontanée qui donne lieu à un échange d’informations et bien sûr un débat sur les raisons de ce rassemblement ; là une pétition soumise à signature ; ici ou là des groupes visiblement proches des islamistes qui tentent de faire diversion en essayant d’organiser une procession à la gloire du Très haut, mais ça ne dérange personne outre mesure et on a tôt fait de l’oublier pour passer à autre chose. D’ailleurs çà ne pouvait pas marcher car ces pratiques sont trop étrangères à l’esprit du FSM. Plus loin un petit rassemblement auquel fait face un contre-rassemblement où on se lançait arguments et contre-arguments. Mais à aucun moment, ou alors très rarement, cela n’a débordé.
Trop de chose à voir. Et de la musique et des chants partout, de toutes les couleurs et dans toutes les langues. Ainsi à l’entrée, à côté des nombreux vendeurs de casse-croûtes et des sandwicheries, une foule de danseurs qui s’agitent aux rythmes des chants de la révolution tunisienne que diffusaient de grandes enceintes d’un vendeur de CD. Et comme par hasard au milieu du groupe de danseurs deux drapeaux (tunisien et égyptien) étaient de la partie auxquels s’était jointe une effigie de Che Guevara. La symbolique quoi. Et cela n’était pas au programme. Un peu plus loin, à quelques encablures, c’est au tour de Mohamed Bhar d’organiser un concert improvisé. Un tour de chant de son répertoire et bien sûr celui de Cheikh Imam qui donna lieu à une animation extraordinaire[5]. Ou encore, quelque part ou plutôt au milieu de nulle part, dans un terrain vague, une scène était montée et où des groupes de rappeurs s’en donnaient à cœur joie qu’une foule de jeunes suivaient. D’autres, non loin, jouaient au football. Et un peu à l’écart, plus sérieux, d’autres jeunes s’animaient pour des débats sur les contenus de l’éducation. Sans oublier les groupes des familles des victimes de la révolution ou encore celles qui sont mobilisées pour les haragas « disparus ». Ou bien encore les oubliés du camp de Choucha … Partout, donc, des petits événements qui ont, à leur manière, donné de la matière au FSM. Il y avait même des stands qui proposaient un « contre-forum ». Et toujours avec une certaine bonhomie. Les gens étaient, visiblement, heureux de se retrouver là et ensemble.
La société civile veille !
Et c’est dans cette ambiance que j’ai pu me rendre compte d’une réalité, parmi d’autres, de la Tunisie d’après la révolution. Je dirai plutôt d’une confirmation. En effet dans tout ce tohu bohu, parmi ces milliers de participant-tes venus de partout, ce qui m’a le plus frappé c’est la présence massive d’un public jeune. L’extraordinaire vitalité de cette jeunesse qui était là pour nous rappeler que c’est elle qui a supporté le plus lourd tribut de l’insurrection qui a ouvert la voie à la révolution. Certes beaucoup de « tunisois », étudiant-es sans doute, apparemment issus des classes moyennes, mais pas seulement. Venus pour participer au FSM, à titre individuellement ou en groupe organisé, les jeunes ont, à mes yeux, marqué ce grand rendez-vous international. Et pour cette raison ce fut aussi un grand rendez-vous tunisien. J’avais déjà constaté cela, le premier jour, lors de la manifestation d’ouverture du FSM à Tunis. Je l’avais également perçu lors de l’inscription, à l’accueil, avec tous les jeunes volontaires et dans les différents points d’information. Cela c’est confirmé dans les ateliers-débats, dans les stands des associations, dans les animations diverses et surtout dans les espaces informels du FSM … Incontestablement cette jeunesse a marqué de son empreinte ce forum social. J’avais déjà pu constater et suivre pour ma part, même si c’est de loin, depuis le début 2011, et même avant[6] l’extraordinaire foisonnement de la société civile en Tunisie.
J’ai la faiblesse de croire que la démocratie en Tunisie se construira, certes, avec les partis politiques et les institutions qui seront mise en place, mais davantage encore, me semble-t-il, avec l’apport des organisations de la société civile. D’abord parce qu’elles sont au plus prés des populations, de leurs préoccupations, au quotidien. Même si, il est vrai, cela reste encore et majoritairement l’apanage des villes et catégories sociales les moins marginalisées du pays, pour autant les combats et les initiatives de la société civile sont plus à même de jouer le rôle de contre pouvoir indispensable à toute démocratie. C’est là surtout où se construit la véritable matière première de la citoyenneté. Le grand acquis de la société civile en Tunisie est d’avoir réussi le tour de force, la révolution aidant, de battre en brèche le quasi-monopole que s’étaient octroyé, depuis plus de cinq décennies, l’Etat et le pouvoir politique sur l’espace public. La société civile a réussi à se réapproprier et à investir une part importante de cet espace.
Et là c’est peut-être l’occasion et la chance d’aborder, dans l’esprit du Forum social mondial justement - c’est-à-dire avec un regard alternatif - les questions politiques, institutionnelles, économiques, sociales, culturelles, environnementales … pour dire que puisqu’un « autre monde est possible » alors « une autre Tunisie est également possible ». Ou mieux encore, puisqu’une « autre Tunisie est possible » alors « un autre monde l’est également ! ».
Et du coup pourquoi ne pas envisager de donner une suite à ce FSM, dans les différentes régions en Tunisie voire même dans l’immigration[7], autour de thématiques plus concrètes afin d’approfondir la réflexion entamée au forum et ainsi contribuer à formaliser les propositions concrètes ?
Mohsen Dridi
Le 1er mai 2013
[1] Pour ma part j’ai rencontré des amis de Menzel Bourguiba, acteurs de la société civile, qui étaient présents à la manifestation d’ouverture du FSM le 26 mars. De même j’ai rencontré des animateurs d’une radio locale « Sawt Menzel Bourguiba » qui ont couvert l’évènement (ici). Certes une initiative a été organisée localement pour un échange avec une délégation venue de Stuttgart à laquelle a, d’ailleurs, participé Sihem ben Sedrine et qui a été l’occasion d’aborder quelques aspects du FSM. Mais il faut reconnaître que rien n’a été fait, en amont, avec les associations locales pour les impliquer davantage dans la dynamique du forum social. Peut-être faudrait-il envisager à donner une suite au FSM (thématique ou par centre d’intérêt), dans les régions.
[2] La logistique surtout n’a pas toujours suivi les besoins sur le terrain. Il y a eu également un problème de traduction dans les ateliers ce qui a eu pour effet de compliquer le suivi des débats. De plus comme l’endroit où à lieu le forum est si étendu, les animations programmées si nombreuses, que s’y retrouver n’était pas chose aisée. Et le manque de fléchage a fait le reste. Mais pour être tout à fait franc cela je l’ai su bien plus tard, quand je rendis visite, à l’accueil, aux camarades de la FTCR ( il s’agit de Mohieddine, Tarek, Mohamed, Adnane, Moncef …) qui s’étaient portés volontaires pour apporter un appui précieux à l’organisation et au staff du Forum.
[3] L’espace FALDI aurait pu être plus attractif. Mais on s’est contenté de tables pour y déposer et exposer la documentation associative. Heureusement que des débats ont pu être programmés sur les questions de l’immigration.
[4] Je reprendrais ici un passage d’un ouvrage édité par les éditions Charles Léopold Mayer et qui, me semble-t-il, résume bien cet esprit du FSM depuis Porto Alegre en 2001 : « Le Forum social mondial est autre chose qu’un joyeux bazar, qu’un rassemblement internationaliste sympathique ; il est davantage qu’un lieu de ressourcement bien nécessaire pour des militants qui ont besoin, de temps en temps, de prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls dans leur combat. Il est un véritable espace de construction d’une communauté mondiale et il produit en abondance des percées intellectuelles et des propositions concrètes fondées sur la conviction que, oui « un autre monde est possible ». (Cf. « 100 propositions du Forum social mondial » 2006)
[5] Pour la petite histoire, ce tour de chant de M. Bhar, et un chanteur palestinien, qui a trouvé un écho extraordinaire avec les chants de Cheikh Imam auxquels répondait en cœur un public nombreux, a duré environ une demi-heure. Il a été interrompu en raison de la gêne qu’il a occasionné pour les débats qui se déroulaient dans une salle à proximité. Et toujours dans la bonne humeur.
[6] Souvenons-nous des campagnes contre la censure des réseaux sociaux avec le mouvement « sayeb salah ya Ammar » en 2010 ou même le rôle des ces derniers dans la diffusion des infos lors des évènement du bassin minier en 2008 …
[7] Pour l’immigration tunisienne cela pourrait être l’occasion de donner une suite aux premières assises qui ont eu lieu début 2011.