Révolution en Tunisie : « I Have a Dream ? »
« I Have a Dream ». « J’ai fait un
rêve » c’est le fameux discours prononcé par Martin Luther King le 28 août 1963 à l’issue de la grande marche pour les droits civiques aux Etats-Unis. Bien il y a lieu de prendre en compte
le contexte de cette époque dans ce pays qui n’a, évidemment, rien à voir avec celui de la Tunisie d’aujourd’hui il reste toutefois l’essence de cette phrase qui peut tout à fait s’appliquer à ce
qui se passe, sous nos yeux dans notre pays. Oui tous les rêves sont permis parce que la révolution en cours en Tunisie ouvre tous les espaces pour construire une nouvelle société, une nouvelle
façon de « vivre ensemble » qui rompe avec ce qui s’est fait jusque là.
Dans un précédent papier (ici) j’avais comparé la révolution tunisienne à celle de 1789 en France. Je dois admettre que, au vu de ce qui se déroule sous nos yeux, cette comparaison ne suffit plus. Je pense de plus en plus à une sorte de condensé de trois révolutions française : celle évidemment de 1789 qui renversa le roi et qui proclama la fameuse Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; celle de 1848 qui va mettre en place une Assemblée constituante et le suffrage universel masculin, l’abolition de l’esclavage, la suppression de la peine de mort pour les délits politiques, ainsi que nombres de droits sociaux pour les travailleurs … ; et, je me permet ici un petit supplément le mouvement de mai – juin 1968 qui fut un formidable mouvement d’émancipation des mœurs, de la culture, du droit des minorités et des immigrés … et le tout avec le sourire. N’est-ce pas ce qui se passe en Tunisie ? Je ne vois que des sourires, des visages épanouis, des femmes et des hommes libérés simplement et heureux de se retrouver ensemble après avoir bravé la peur. Un raccourci certes car il résume un peu moins de deux siècles d’histoire. Mais n’oublions pas qu’à l’heure de la mondialisation, des nouvelles technologies, d’internet et des réseaux sociaux (facebook …) rien d’étonnant à ce phénomène de contraction de l’histoire. Ce qui demandait des siècles auparavant peut se réaliser en quelques décennies voir même en quelques années.
Evidemment il n’est nullement question dans mon esprit de plaquer et de transposer mécaniquement à la Tunisie de 2011 ce qui s’est passé au cours des siècles précédents en France. Chaque société produit ses évolutions, ses transformations et ses révolutions à partir de ses caractéristiques et ses réalités propres. Aucun doute là dessus. Et la Tunisie, au passage, n’en est pas à sa première jacquerie ou révolte. Il y a eu celle de 1864 mené par Ali Ben Gdhahem, il y a eu la grève générale du 26 janvier 1978 (pour mémoire réprimée par Ben Ali alors chef de la police), il y a la révolte du pain en 1984 … sans parler de la lutte pour l’indépendance. Mais je pense néanmoins que les sociétés humaines, par delà les spécificités et les particularismes, recèlent des points communs, dès lors que l’on touche à leur essence, leur donnant ainsi une dimension universelle. Ce n’est donc pas le fait que les révolutions de 1789 et autres se soient produites en France qui leur confère cette dimension universelle mais bien autre chose, cette autre chose qui, justement, relève de l’humain et du vivre ensemble en société.
Et il en sera très vraisemblablement de même concernant la révolution tunisienne en cours. Car ce que celle-ci est en train de créer, au jour le jour et sous nos yeux, comporte autant de choses spécifiques à la Tunisie, donc non-exportables, que d’éléments de portée universelle. Et il n’a à qu’à voir l’écho extraordinaire que connaît cette révolution non seulement à travers le monde arabe mais également dans le monde. Pensez donc, c’est probablement la première révolution au monde menée par le peuple seul et sans armes, sans aucunes directives de quelque bord que ce soit (politique, syndical, associatif ou autre) et qui arrive à abattre une dictature que l’on disait indéboulonnable. Rappelons-nous, tout se déclencha par la goutte qui fit déborder le vase. « Et ce 17 décembre Mohamed Bouazizi fut cette goutte. Quatre semaines de manifestations et une répression sanglante qui a fait des dizaines de morts. Et c’est la jeunesse qui était en première ligne. Ce mouvement se voulait pacifique. Déterminé certes mais pacifique. Le point de départ était une réaction profondément humaine, les gens s’étaient identifiés à Mohamed Bouazizi. Plus jamais çà ! Nous voulons vivre dans la dignité. Réaction profondément humaine mais avec néanmoins des revendications sociales très concrètes : Le droit au travail. La brutalité de la répression a choqué tout le pays et au delà ». Oui ce fut, au départ, une réaction profondément humaine. Et qui plus est une révolution pacifique enfin pacifique de la part du peuple. Sans aucun esprit revanchard alors même que le comportement du régime et de ses sbires et milices pouvait, légitimement, déclencher l’irréparable. Et pourtant le peuple nous donna une véritable leçon d’humanité et de maturité en la matière. Et cela le monde entier lui en sera gré.
Pour autant cette révolution et si je peux me permettre de la qualifier même s’il est encore trop tôt pour cela, cette révolution est fondamentalement, à mes yeux, une révolution populaire et démocratique. Qu’est ce à dire ? Simplement ceci : un mouvement de révolte circonscrit au départ à une ville (Sidi Bouzid), et une région, s’est peu à peu transformé en un large mouvement de protestation qui s’est élargie à l’ensemble du pays et a l’ensemble des classes et des catégories socioprofessionnelles du pays, des jeunes et des moins jeunes, des hommes et des femmes. Toutes et tous contre la dictature, le despotisme, la corruption et l’injustice. Mais au fur et à mesure des affrontements et des victimes les choses ont commencé à changer de dimension et même de nature. Après un élargissement horizontal et dans l’espace la révolte a commencé à se transformer en profondeur et à poser un réel questionnement quant à la nature des rapports sociaux, des institutions politiques …etc. La démocratie est devenue de fait un enjeu et une revendication populaire. Tout le spectre des différentes sensibilités politiques, idéologiques et philosophiques (de l’extrême-gauche marxiste aux islamistes) se sont retrouvées dans cette effervescence et cette revendication. En d’autres terme et un deux mots nous sommes en train de réaliser notre révolution bourgeoise, étant entendu que le terme bourgeoise est compris ici de manière positive c’est à dire non d’un point de vue idéologique mais avant tout d’un point de vue historique. Telle que l’a connue l’Europe du 18 e et 19 e siècle. Avec néanmoins ce phénomène de contraction et d’accélération qui nous fait faire en un temps relativement cours ce que l’Europe a mis plus de deux siècles à réaliser. Et cela bouleverse de manière radicale tous les éléments du puzzle. En tout cas de notre puzzle Tunisie. Nous avons tout ou presque à inventer. Dans nos institutions, quelle citoyenneté, dans les rapports entres les gens …etc. Et pas seulement dans le domaine politique. Cela se retrouvera dans le domaine de la culture et même jusque dans les rapports entres les personnes. Quelques exemples : ces fameux comités de quartiers (Aouled El houma) nés pour faire face, en collaboration avec l’armée, aux actes terroristes des milices de Ben Ali. Ces comités sont en train de se pérenniser et de se transformer en comités de vigilance pour la révolution voire même par des initiatives comme celle « Action Citoyenne Tunisienne » qui se présente comme un « collectif de citoyens indépendants tunisiens qui œuvrent au maintien et renforcement du processus démocratique amorcé en Tunisie par la révolution du 14 janvier ». Autre exemple ces salariés dans certaines entreprises importantes qui expulsent manu-militari leurs dirigeants en raison de la proximité que ces derniers avaient avec le pouvoir de Ben Ali ; de même ces artistes qui ne sont pas en reste ; ou encore, chose inimaginable il y a seulement une semaine, ces policiers qui, le 22 janvier, défilent en masse à Tunis pour conspuer la dictature de Ben Ali et en demandant à créer un syndicat pour la profession …etc.
Bref un foisonnement d’idées et d’initiatives et surtout un bouillonnement à l’image d’une « soupe primitive » arrivée à maturation qui enfantera, à coup sur, la société nouvelle à laquelle aspire le peuple tunisien. Pour autant rien n’est encore joué, si tant est que cela soit un jeu. Les obstacles sont encore là, de l’intérieur comme de l’extérieur. Les déclarations du « guide » de la Libye, ce pays frère, sont à la fois une insulte au bon sens en même temps qu’un indicateur de l’état d’esprit des dictateurs dans le monde arabe et de la manière dont il voit la révolution tunisienne. Et comme disait Voltaire « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m'en charge ! ».
« I Have a Dream ». Nous avons le droit de rêver car sans rêve il n’y a pas de création. Et pour clore cette partie je reprendrais le fameux slogan de mai 68 en France « soyons raisonnable, demandons l’impossible ! ».
Et Menzel dans tout cela ?
Plusieurs milliers de personnes ont défilé dans les rues de Menzel Bourguiba ces derniers jours. Une première fois, le 16 janvier 2011, pour l’enterrement d’un soldat Sofiane ben Jmala (ici) enfant de la ville tombé lors des accrochages à Bizerte entre l’armée et les milices et snipers de l’ancien pouvoir. La seconde manifestation s’est déroulée elle le 18 janvier et a rassemblé plusieurs milliers de personnes pour la démocratie et contre le RCD (ici). Enfin une troisième manifestation a eu lieu le vendredi 21 janvier pour dire non au RCD et non au gouvernement (ici). Au cours de cette manifestation du 21 janvier la place du « 7 novembre » fut rebaptisée « Place Mohamed Bouazizi ». Un geste oh combien symbolique. Quel retournement de situation. Alors que rien n’indiquait que les habitants de Menzel étaient attentifs à ce qui se passait dans toutes les autres villes du pays, voilà que, en quelques jours, tout bascula. Il est vrai que Menzel Bourguiba s’est réveillée plutôt groguie par ce qui s’est passé ces dernières semaines et surtout ce fameux 12 janvier (ici). L’entreprise des milices, barbouzes et provocateurs de Ben ali qui ont trouvé malheureusement quelques malheureux « compagnons de routes » et petits voleurs de « quat’ sous » qui n’avaient eux qu’une idée en tête profiter du chaos pour piller tout ce qui pouvait l’être. Les stigmates de ces incendies, destructions et vols seront visibles pour très très longtemps encore à Menzel Bourguiba (ici).
Mais le traumatisme des habitants est tel qu’il se double d’une incompréhension totale face à de tels actes gratuits. Qui plus est Menzel sortait à peine d’un autre traumatisme suite à la mort atroce du petit Rabii en ce début janvier 2011. Cela faisait trop pour une ville comme Menzel plus habituée au calme et à la nonchalance.
Ici aussi les citoyens s’organisent
Heureusement l’esprit citoyen des habitants a pris le dessus et en collaboration avec l’armée la population s’est organisée. Quartier sar quartier des groupes de citoyens jeunes et moins jeunes, hommes et femmes … ont commencé à organiser les réseaux de vigilance. Leurs armes ? Quelques bâtons et surtout le courage et la volonté d’en finir avec provocateurs qui veulent semer la terreur. Des barrages sont mis en place la nuit afin de dissuader les intrus miliciens. Mieux des opérations de nettoyage des débris et des voitures calcinées ont été organisées afin de redonner vie à la cité. Et comme dit le proverbe « à quelque chose malheur est bon » : Dans l’adversité les citoyens apprennent à mieux se connaître, discutent plus librement y compris des questions politiques.
Pour ceux et celles qui, comme moi vivons à l’étranger nous devons apporter tout notre soutien à ces actions de reconstruction. Pour que Menzel retrouve sa joie de vivre.
Quelques informations :
- En France les manifestations en solidarité avec la révolution tunisienne sont quasi quotidiennes. L’une d’elle s’est déroulée le samedi 15 janvier à Paris. Elle a rassemblé près de 10.000 personnes. Du jamais vu pour une question concernant la Tunisie.
- Ce samedi 22 janvier une Marche de citoyens « la caravane de la libération » est parti de Menzel Bouzaïane, par la route, avec l’intention de rejoindre Tunis. Des milliers de personnes à chacune des étapes de leur périple les rejoignent.
Mohsen Dridi