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13 Oct

Les Italiens à (de) Ferryville : La « Grande et la Petite Sicile »

Publié par menzelbourguiba-ex-ferryville.over-blog.fr  - Catégories :  #Mémoire, mémoires

quartier-sicilien-OK.jpg

  En Tunisie, avec l’instauration du protectorat en 1881, on évoque les français qui sont venus pour y travailler et pour s’y installer. Mais il faut rappeler que d’autres européens étaient déjà présents, et depuis bien plus longtemps (comme par exemple les Livournais, les Piémontais, les Maltais …). De plus à la faveur du protectorat, de nouveaux immigrants européens sont encore arrivés.

 

Il est vrai que les italiens ont été les plus nombreux, parmi les européens, en Tunisie, et même plus nombreux que les français. Une immigration bien plus ancienne aussi car présente depuis le début du XIXe siècle. Mais « après1881, ils arrivèrent (…) par milliers, à tel point qu'une source française évalue le nombre d'Italiens à 65 000 personnes environ en 1900, mais que les sources italiennes estiment le nombre de leur ressortissants à 100 000! Mais ce n'est pas la même migration; avant 1881, on peut considérer qu'il s'agissait d'une migration de l'élite, après, c'est une population défavorisée qui est attirée par cette d'venture nouvelle où on peut, à défaut de s'enrichir, vivre mieux! Quoiqu'il en soit ils s'installent majoritairement sur le littoral (pour les deux tiers) Tunis, La Goulette, Ferryville, Tabarka, Bizerte, Cap Bon ».

 

A Ferryville l’immigration italienne va se développer de manière importante avec la construction de l’arsenal et de la ville elle-même. En 1895 ils étaient une dizaine environ, en 1899 ils sont prés de 700 et en 1903 leur nombre atteindra les 8.000. Cependant en 1905 avec l'achèvement de l'arsenal la population italienne va fortement diminuer et leur nombre va passer de 8.000 à 5.000, soit une perte de 3.000 ouvriers qui iront chercher ailleurs du travail et certains iront jusqu’en Amérique du Nord.

 

Ainsi en a-t-il été pour Ferryville, avec notamment le chantier de l’arsenal de Sidi Abdallah (on l’appelle ainsi parce qu’il y avait à cet endroit un marabout du nom de Sidi-Abdallah). Italiens (surtout Siciliens, Calabrais), Maltais, mais également des algériens, marocains, soudanais … sont donc venus pour l’immense chantier de l’arsenal et c’est eux qui ont constitué l’essentiel de la main d’œuvre ouvrière. Les français occupaient les emplois de la fonction publique ou l’armée. « Les véritables prolétaires sont les terrassiers et les manœuvres, dont le salaire ne dépasse guère 2,50 FR. à 3 FR. C'est grâce au bon marché exceptionnel de leurs  services que le Gouvernement du Protectorat a pu faire exécuter tant de remarquables travaux. Ce sont ces pauvres gens qui ont creusé, côte à côte avec les Fezzani et les Soudanais, les immenses formes de radoub de l'arsenal de Ferryville. Pendant des journées entières ils séjournaient dans une eau boueuse et fétide où ils contractaient souvent le germe du paludisme ». Ce n’est que plus tard quand l’arsenal fut construit et surtout à partir de la première guerre mondiale que l’on fit venir des ouvriers qualifiés des principaux chantiers navals et arsenaux français (Toulon, la Seyne sur mer, Brest …).

 

Néanmoins avec le temps, et en raison de la politique de naturalisation (Les décrets sur la naturalisation de 1922), de nombreux migrants italiens vont s’installer à Ferryville et constituer une communauté importante. (Si en 1911, on dénombrait près de 100 000 Italiens, les Français étaient environ seulement 34 000 à la même date. En 1956, la situation est tout autre : on compte 180 000 Français contre 67 000 Italiens).

 

On les retrouvera aussi bien dans l’industrie, dans le bâtiment, mais également dans l’agriculture, la pêche et le commerce. A tel point que « les italiens et les français se retrouvaient et se partageaient les cafés, bars et restaurants, les commerces des vêtements sur mesure, la chaussure, la boulangerie, la pâtisserie et les magasins de cycles, les salons de coiffure étaient tenus surtout par des italiens ». « Dans la petite industrie et l'artisanat, ceux d'origine italienne dominaient, comme dans le secteur de la construction des bâtiments, des ponts et des routes, la menuiserie et l'ébénisterie ».

 

A signaler toutefois que les européens non-français étaient en fait exclus de la représentation dans les communes. C’était il est vrai au début du siècle. Plus curieusement si les italiens par exemple pouvaient prendre part aux délibérations des conseils municipaux  ils ont été systématiquement éliminés dans les « Commissions Municipales » (structure qui a précédé la mise en place des communes) et même dans les Commissions de voirie 

« A Ferryville, cité nouvelle où la population européenne est déjà considérable, où plusieurs milliers d'Italiens habitent d'une façon permanente, la Commission de voirie ne  compte que des Français ». Cela changera plus tard avec la mise en place des communes.

 

 

La « Grande Sicile » et la « Petite Sicile » : Petit (et rapide) détour

 

planLa « grande Sicile » est une cité construite en l908 pour loger les travailleurs immigrés pour les besoins des  entreprises Hersault et Couvreux qui construisaient non seulement l'arsenal de sidi Abdallah mais également la ville de Ferryville. Comme le montre la photo (ci-contre) qui date de 1908 alors que Ferryville n’est encore qu’un tout petit bourg et où l’on distingue bien le carré de maisons (en clair) représentant la « grande Sicile).

 

 

 

La photo ci-dessous qui elle date des années 1950 et où là également on distingue bien la « Grande Sicile » (en bleu clair).

 

grande-sicile1.jpgC’est en fait une cité qui portait le nom de « Cité Kruger » qui comprenait 32 logements (des logements de 2 ou 3 chambres et cuisine, pas de salle d'eau et WC commun à l'extérieur). Cette cité fut construite près de l'église à comme le souhaitaient les travailleurs émigrés qui formaient le gros de la main d'œuvre et qui voulaient être logés près de l'église. Etant tous d'origine sicilienne, maltaises, calabraises de confession catholique et très pratiquants. C’est donc à tord - et avec un côté péjoratif évident - que l’on appelait cette cité la « Grande Sicile ». D’autant qu’elle était située non loin du quartier des finances et que ses habitants étaient d’honnêtes travailleurs qui ont participé à la construction de l’Arsenal et de la ville.

 

petite-sicile.jpg

 

Il y avait également à Ferryville une seconde cité construite quelques années plus tard (qui comportait, quant à elle, 25 logements). Elle était située près du cinéma l'Olympia celle-ci était plus aérée et avait une sortie rue Hoc

he. Cette cité fut appelée la « Petite Sicile ». Je vous invite à voir comment en parle Michel Gilliberti, natif de la petite Sicile (voir)  ci-joint photo du blog de Michel Giliberti

 

 

La « Petite Sicile » était situait dans ce que l’on nommait déjà au début du siècle le « quartier sicilien » comme on peut le voir dans cette ancienne carte postale qui date de 1908 bien avant que ne soit construit le cinéma et même tout les quartier de l’Olympia. On y distingue d’ailleurs un café-restaurant italien (ce bar existe toujours comme on le voit sur la photo de droite)

 

 

  quartier-sicilien3-ok.jpg   quartier-sicilien-OK

 

Bien sur, le temps aidant, les différentes communautés ont fini par apprendre à vivre ensemble dans une relative bonne entente. Mais cela ne s’est pas fait tout seul. Il y a d’abord la volonté des uns et des autres à vouloir vivre ensemble ; il y a également le fait de vivre dans les mêmes conditions socio-économiques ; il y a le fait que les gens travaillent ensemble dans les mêmes entreprises, qu’ils s’organisent aussi dans les mêmes syndicats ..etc.

 

Avec, cependant, des hauts et des bas et notamment à des moments particuliers en raison surtout du contexte : l’hostilité, dans les années 1930 à la veille de la seconde guerre mondiale et durant toute la guerre, entre les français et ceux parmi les italiens favorables à Mussolini qui avait des visées sur la Tunisie ; mais on peut également évoquer les querelles entres les français de différentes régions comme le décrit si bien Marius Autran dans mémoires :

 

« Débarqués dans le port de Bizerte où mon père nous attendait dans la plus grande inquiétude, il nous fallut gagner Ferryville et nous installer provisoirement dans une chambre d'hôtel donnant sur l'avenue de France.

 

Dans les jours qui suivirent, mes parents trouvèrent à se loger dans la campagne au hameau appelé Tindja. Là, ils se heurtèrent à des colonialistes bretons avec qui la cohabitation fut plutôt difficile. Ces derniers ne cachaient pas leur mépris des méridionaux qu'ils appelaient les mocos, (…). La rue Flanklin était habitée seulement par des Français qui généralement vivaient en bonne intelligence. Leurs familles, dont j'ai gardé le meilleur souvenir s'appelaient : Martin, Chailan, Rouvière, Curet, Tisot, Roux, Revest, Soubic, Bellon, Gay, etc... Des noms que l'on trouve toujours dans la vieille Seyne. Beaucoup de toulonnais : les Bouquet, Descombes, Daumas, Morvan, Pihuit, Derouet, Couadou. Tous se targuaient de porter des noms bien français, comme ils disaient.

 

Ils ne cachaient pas un certain mépris pour les occupants d'origine italienne et même les Corses. Quand certains de ces derniers se présentaient dans les ateliers de l'Arsenal, il se trouvait toujours un plaisantin seynois ou un toulonnais pour s'écrier presque véhémentement : « soun arriba leï tourdre ». En langue provençale, il faut traduire : « elles sont arrivées, les grives ». Les tourdres sont des grives, donc des oiseaux migrateurs, donc des Corses. Lesquels acceptaient tout de même d'être brocardés momentanément. Puis, la cohabitation prédominant, une ambiance de convivialité s'étendit sur l'ensemble des petits colonialistes français se retrouvant le soir, après leur travail quotidien dans les cafés autour des billards, pour les uns, des parties de cartes, de jacquet, de dominos pour les autres, entrecoupées des dégustations d'anisette ou de pernod authentique.

 

Les familles méridionales de migrants seynois ne tardèrent pas à faire connaissance, à s'inviter le dimanche, à organiser des sorties champêtres, des parties de chasse ou de pêche ».

 

En fait pour ce qui est de la cohabitation entre communautés et plus particulièrement l’augmentation des agressions et de l’insécurité, il faut dire que cela remonte au tout début, en 1900, alors même que les travaux de construction de l’arsenal commençaient à peine.

 

Et c’est le journal « La Dépêche » du 27 janvier 1900 qui s’inquiète de la multiplication des « coltellata » à Ferryville et qui écrit « Depuis que les travaux sont commencés à Ferryville et à Sidi-Abdallah, on en est à la dix-septième coltellata.

Ça promet pour l'avenir, et notamment pour l’époque où les travaux battront leur plein. II n'y a encore à Ferryville que deux cents ouvriers, tout au plus mais il est à supposer que les quarante huit millions votés par le Parlement seront absorbés par deux ou trois milliers de terrassiers et de maçons. Et il y a tout lieu de croire qu'avant quatre ou cinq mois la majeure partie de cette population sera sur les chantiers, puisque la Chambre a donné six ans, pas un de plus, aux autorités militaires pour employer les crédits accordés à raison, par conséquent, de huit millions par année.

 

Or, Ferryville est orné, pour tout potage, de deux agents de police, qui ne se soucient pas outre mesure de se faire écharper en fourrant leur nez dans les petites affaires des autres. C'est tellement vrai qu'après l'avant-dernier fait d'armes les meurtriers ont pu rester tranquillement dans les environs, campés dans un jardin de cactus, durant neuf jours et neuf nuits, sans être nullement inquiétés. Il a même fallu l'envoi de renforts de Tunis pour capturer ces aimables personnages, après une chasse dans le maquis épineux dont ils avaient fait leur refuge. On ferait donc bien de ne pas attendre de nouvelles rixes et de plus grands malheurs pour envoyer là-bas (où il y a des vies à protéger), quelques-uns des nombreux inspecteurs »t agents de la Sûreté dont l'emploi n'est justifié, à Tunis, que par la nécessité, où se croit le Gouvernement, de faire filer les citoyens les plus inoffensifs, ce qui finira par faire filer de la Régence tous les gens soucieux de leur indépendance. M. Léal, qui est, m'assure-t-on, animé des meilleures intentions et qui possède son métier en même temps qu'une influence considérable, fera bien de ne pas laisser se créer, à deux pas de Tunis, sans prendre les précautions nécessaires, une pépinière qui pourrait être dangereuse. Le budget de 1900 ne prévoit peut-être pas l'augmentation des forces de la police de Ferryville mais il y a tant de choses qu'un budget ne prévoit pas, qu'il doit être assez facile d'y opérer des virements ».

 

Voilà donc comment La Dépêche relatait les faits en ce 27 janvier 1900. Il parle de l’insécurité mais curieusement il utilise, pour la désigner, un terme italien la « coltellata ». Or ce terme était connu dans les milieux de la Camora et signifiait le degré ultime de la punition, c’est à dire la mort, contre tous ceux aussi bien parmi ses propres membres qui manquaient aux engagements pris ou même contre les étrangers qui lui étaient nuisibles. Alors de là à laisser entendre que cette violence et cette insécurité étaient le fait de Siciliens il n’y a qu’un pas. Il est vrai que le journal « La Dépêche » n’était pas la source la plus indiquée pour avoir une information neutre à cette époque.

 

Mais peut-être n’était-ce là qu’une simple métaphore de la part du journal ? Cela donne, néanmoins, une petite idée de la vie à Ferryville, qui n’avait alors que quelques années en ce début de 20ème siècle.

 

Et les tunisiens (arabes et juifs) dans tout cela ?

C’est là une dimension autrement plus compliquée car nous avons à faire dans ce cas à une relation, avec les français, de dominants-dominés. Et même s’il y a eu d’innombrables exemples de bonne entente, de cohabitation pacifique et même de vivre ensemble dans les quartiers, entre les familles, dans les cours d’écoles ou sur les lieux de travail il reste que ce rapport d’inégalité entre les français, les européens et même les juifs francisés d’une part et les arabes de l’autre constituait une réelle entrave dans la cohabitation sur le long terme entre les communautés. Ce que les évènements par la suite allaient confirmer.

 

La grande Sicile a finalement été totalement rasée, dans les années 2003-2004 je crois, car trop vétuste. Ses anciens habitants (pas ceux de la première époque, évidemment, mais les familles tunisiennes qui ont pris la relève et qui, faute de logement plus décents avaient été logés là dans les années 1960-70) ont été relogés. Il ne reste aujourd’hui, en lieu et place de la fameuse « Grande Sicile », qu’un terrain vague.

 

M.D.

 

Les sources des citations :

 

 http://www.frenchlines.com/rapatriement/documents/gerard_crespo_les_europeens_voyageurs.pdf

 

http://marius.autran.pagesperso-orange.fr/glossaire/tome8/migrants_seynois.html

 

Un grand merci à Lilliane Randazzo pour les précieuses informations sur la grande et la petite Sicile

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Garder vive la mémoire d'une ville (Menzel Bourguiba ex-Ferryville) et de ses habitants