Les fantômes de la plage Rondeau
Juillet 2010. Je me rends à la plage Rondeau. Ou du
moins ce qu’il en reste. Et pourtant je sais ce que je vais trouver. Qu’importe, comme chaque année je suis pris par une même irrésistible envie « d’aller voir ». Comme un pèlerinage.
Mais comme à chaque fois le même spectacle s’offre à mes yeux. Rien ! Tout est rasé. Plus de cabanons. Plus d’appontements. Rien ![i] Si, tout de même, une
nouveauté. Un panneau avec cette inscription en arabe et en rouge « baignade interdite ! ». A part « ça » la nature, les herbes sauvages ont repris le dessus. Pas tout à
fait non car, ici ou là, quelques vestiges résistent malgré tout. Pour ceux qui ne savent rien du passé de la plage Rondeau, j’imagine tout à fait leur incrédulité ou leurs interrogations devant
de tels vestiges. Quelques marches d’un escalier ici mais qui ne mène nul part ; les restes d’une dalle cimentée là ; des poteaux en bois, au ras de l’eau, rongés par les algues et dont
on se demande à quoi ils pouvaient servir ; une petite borne avec l’inscription « CNF » incrustée dans le ciment … Des vestiges qui pour des yeux habitués n’en sont pas
moins évocateurs de souvenirs, de souvenirs plein la tête. Des images intenses. Il suffit, en effet, d’un peu d’imagination, pour donner corps et vie à ces vestiges. Des images tout en couleurs,
des sons, des parfums … Et l’on « revoit » la plage Rondeau telle qu’on se l’ai toujours imaginée. Une vision idyllique. Peut-être. Sans doute même. Et pourquoi pas, après tout l’homme
a besoin d’imagination et de rêves. Et pourtant, et même si l’on ne garde que les bons côtés des choses, nous ne sommes pas loin de la réalité dans ce regard sur la plage Rondeau de notre
enfance.
Parmi les loisirs favoris et très prisés des
ferryvillois-menzéliens il y a les baignades dans les plages qui bordent le lac de Bizerte : Celles de Rondeau, Guengla, le Temporaire, et Célier. Et tout particulièrement la plage Rondeau
la plus proche de la ville, donc accessible à pied (ce que la plupart d’entres nous faisions d’ailleurs). Petit retour en arrière. C’est Wilfrid Rondeau, le tout premier maire désigné de
Ferryville qui, vers 1911, demanda et obtint des autorités maritimes, pour un franc symbolique, une parcelle de terrain au sud de l'arsenal en bordure du lac de Bizerte qui sera aménagé en plage
et qui deviendra la Plage Rondeau. Et depuis, chaque été, comme un rituel, s’organise une véritable migration : pour les uns elle n'était que quotidienne (pour passer la journée ou l’après-midi à
la baignade) en payant un droit d’entrée (je me souviendrai toujours de ces 20 francs qu’il fallait absolument se procurer pour y accéder ou alors contourner l’enceinte de Rondeau pour se
faufiler par la « plage arabe » comme on disait), pour d’autres c’était de véritables vacances pour la semaine, le mois voire pour tout l’été, en famille dans les cabanons en dur.
C’était magique pour nos yeux d’enfants - et néanmoins inaccessible pour beaucoup d’entres-nous. Bien sur parce qu’il y avait les baignades qui faisaient la joie de tous et toutes, les plongeons
autour des appontements, la nage d’endurance jusqu’à la fameuse « bouée » située à une centaine de mètres environ de la plage (l’atteindre à la nage était, pour chacun d’entre nous, le
signe que nous devenions de véritables nageurs, un challenge dont le trophée était de toucher, enfin, « la bouée » … Mais c’était magique aussi pour les régates qui étaient organisées
par le Club nautique ferryvillois (CNF), les voiliers, les courses de hors-bords … Mais le nec plus ultra (du moins pour moi) c’était les bals quasiment toutes les semaines. Paso, cha cha
cha, valse, tango, rock, twist … Tous mômes que nous étions, nous nous abreuvions goulûment de ces instants. C’était les musiques de notre époque. D’ailleurs nous baignions
quotidiennement dans les mêmes morceaux de musique où que nous allions en ville (dans les halls de nos chers cinémas, dans les jukebox, dans les magasins de disques, à la radio …).
Et puis un jour plus rien. Oh cela n’est
certes pas arrivé brutalement. Non! Quelques années. Une décennie tout au plus. Les années 1970-80. Sans doute la fin d’une époque et d’une génération et l’arrivée d’une autre. Les usines de la
Socomena d’un côté, El-Fouladh de l’autre ont prit en tenaille non seulement la plage Rondeau mais le destin de la ville toute entière. En bien, certes, cela a permis de relancer l’activité
économique et les emplois, mais avec l’envers de la médaille. L’urgence (l’existentiel) prit le pas sur le « superflu » (les loisirs, la culture..). Et la pollution mais aussi le peu de
volonté politique à l’échelle locale ont fait le reste. Et depuis la plage Rondeau n’en finissait pas de mourir à petit feu, jusqu’à l’assaut final de cette année 2002-2003.
Et depuis lors chacun n’en finissait pas de rêver à un
« retour » de cette plage Rondeau. Chaque année - et cette dernière décennie plus encore que d’ordinaire – les « projets » de relance, de réhabilitation, poussaient comme des
mûres (clin d’œil à nos charmants mûriers de Menzel). J’ai même eu entre les mains, il y a quelques années, un document avec photos et simulation … sur un projet de ce type. A ce jour rien de
nouveau à l’horizon. J’ai d’ailleurs comme une impression de déjà vu et entendu au sujet d’une piscine à Menzel (mais ça c’est une autre histoire). Et pourtant qui a t-il de si insurmontable pour
un tel projet pour relancer la plage Rondeau (on pourrait faire la même remarque d'ailleurs pour la plage de Guengla). La seule vrai question qui peut constituer une entrave à un tel projet
c’est finalement la question de la pollution des eaux et deviendrait donc une affaire de santé publique. Dans ce cas il faudrait que cela soit clairement signifier aux citoyens, études à
l’appui évidemment. Car on ne peut se satisfaire d’un « croyez-nous puisqu’on vous le dit ». Et si vraiment, comme semble l’indiquer les fameuses pancartes à l’entrée de Rondeau et
Guengla « baignades interdites » il y a de réels et sérieux risques pour la santé des gens en raison de la pollution, alors il faut le dire clairement. Mais il faut le faire dans la
transparence la plus totale. Car trop souvent le manque d’informations crédibles laissent la porte grande ouverte à toutes sortes d’interprétations farfelues et engendre des conséquences encore
plus graves. D’autant que la pollution industrielle, si elle est en cause, ne date pas d’aujourd’hui. A moins qu'il ne s'agisse d'un autre type de pollution dont on ignore - ou bien dont on tait
- l'origine.
Alors, pour terminer sur une note un peu plus optimiste, pouvons-nous espérer un jour avoir (à défaut de revoir) notre plage Rondeau ou sommes-nous condamnés (parce que nous n’avons pas d’autres choix) à aller nous baigner à Bizerte (qui a de trés belles plages) et visiter le grandiose projet de la nouvelle « Marina » actuellement en plein chantier ?
Mohsen Dridi
[i] Je voudrai ici ouvrir une parenthèse qui bien que sans rapport direct avec la plage Rondeau d’antan, n’en est pas moins révélatrice de chose importante. La plage Rondeau, avec toute son infrastructure, ses cabanons …, était devenue ces dernières décennies le lieu refuge de nombreux menzéliens qui n’avaient pas ou plus les moyens de faire face aux difficultés et au coût de la vie. Tous les exclus de la société, de la vie, tous les marginaux trouvaient refuge dans ces cabanons. A Rondeau avait aussi trouvé refuge - sans doute faut-il plutôt dire élu domicile par refus de la société établie et bien pensante – un ami. Ali ben Ammar, prof de son état, et, au demeurant, un homme d’une culture immense, avait, pour des raisons que lui seul connaît en vérité, rompu les amarres et tourna le dos à la société. C’est à la plage Rondeau qu’il choisi de vivre. Mais c’est là, au bout de quelques années, qu’il mourut à l’âge de 59 ans. Ou qu’il se laissa mourir. C’est cette mort qui allait déclencher la décision du maire de l’époque, averti de la situation par un ami de Ali ben Ammar, de raser totalement ce qui restait des cabanons de la plage Rondeau. Comme pour faire table-rase en pensant « Plus jamais ça ! ». Mais en rasant la plage Rondeau le maire était loin de se douter de la symbolique de son geste. Quand le destin d’un homme, Ali ben Ammar, mort au début du 21ème siècle, rejoint le destin d’un lieu, la plage Rondeau, bien que morte depuis prés de 40 ans, n’en finissait pas d’être hantée par ses fantômes à travers ses vestiges et attendait d'être inhumée à son tour .