« Mars 1973 : Les sans-papiers tunisiens du bidonville de Feyzin »
IL ETAIT UNE FOIS LES MIGRANT(E)S TUNISIEN(NE)S (8)
« Mars 1973 : Les sans-papiers tunisiens du bidonville de Feyzin »
« Il était une fois les migrant(e)s tunisien(ne)s » (8) traite cette fois ci d’un épisode peu connu du grand public - sauf évidemment pour les militant(e)s et les associations de la région lyonnaise – concernant la grève de la faim des sans-papiers du bidonville de Feyzin. En effet il faut rappeler qu’au début des années 1970 le gouvernement avait décidé la suppression des bidonvilles en France. En réalité c’est un problème qui existe depuis les années 50.
En mars 1973 celui de Feyzin prés de Lyon est à son tour menacé de fermeture. Le 25 janvier 1973, la police investit le camp et annonce qu’il sera prochainement rasé pour des raisons de salubrité publique. Une fermeture qui signifie, pour prés de 200 travailleurs immigrés en situation irrégulière (tunisiens pour la plupart), la menace d’une expulsion du territoire. Dès lors va s’enclencher une mobilisation en soutien à ces travailleurs.
D’autant que l’administration préfectorale va tenter de jouer la division entre les habitants du bidonville en faisant 2 listes distinctes : une première liste de ceux en règle et une autre ceux en situation irrégulière. L’administration offre aux premiers la possibilité de se faire reloger en foyer Sonacotra de la région quand aux autres ils doivent se trouver un nouveau logement ailleurs en attendant la décision pour statuer sur leur sort. En réponse, après un temps d’hésitations, les tunisiens refusent de quitter les lieux et vont surtout contester cette division entre « bons » et « mauvais » immigrés.
Deux options vont alors se mettre en place au cours de cette mobilisation. L’une consiste en priorité à sensibiliser l’opinion publique sur le sort des sans-papiers d’autant que de nombreux soutiens, notamment les syndicats et les mouvements politiques, demandaient depuis longtemps la fermeture de ce camp. La seconde voulait d’emblée lancer une grève de la faim en prenant exemple sur ce qui se passe dans de nombreuses autres villes. Toutefois ayant tenté la première option et ayant constaté la faible mobilisation de masse c’est finalement le choix de la grève de la faim qui va s’imposer. La grève de la faim démarre le 3 mars 1973.
Cette grève et ces mobilisations sont rapportées dans l’article « 1973, les «sans-papiers» du bidonville de Feyzin » de Paul Ariès publié dans Hommes et migrations et dont je reproduis ici de nombreux extraits (cf. P. Ariès). De même je m’appuie sur un texte de Chérif Ferjani en hommage à Pierre DARPHIN, curé de la paroisse qui a accueilli les grévistes de la faim, texte qui met en lumière des aspects importants de ce mouvement vus de l’intérieur et qui rappelle le rôle important de Pierre Darphin et des paroissiens de l’église Saint-Pierre de Vaise à Lyon. Dans cet hommage Chérif Ferjani évoque « Mohamed Croix-Rousse », militant tunisien ayant lui-même déjà participé à la grève de la faim de Valence en décembre 72 (cf. Ch. Ferjani).
Qui plus est dans cette grève et cette mobilisation il y a la présence de l’organisation politique « Perspectives tunisiennes » qui joue un rôle important dans le comité de soutien, ce qui exaspère évidemment les autorités consulaires tunisiennes qui décident de tout faire pour empêcher la mobilisation.
De plus cette grève de 1973 vient, par le plus grand des hasards de faire l’objet en juin 2020 d’une BD avec pour titre «Corps en Grève» signifiant ainsi que ces mobilisations restent, 50 ans après, encore dans la mémoire collective (cf. Corps en Grève).
Mohsen Dridi
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« Les sans-papiers du bidonville de Feyzin (Paul Ariès) »
« Feyzin est une banlieue verte de 5000 habitants bloquée dans la plaine de la raffinerie située à une dizaine de km de Lyon. La commune possède un bidonville situé Chemin Thoras. Il regroupe environ 200 travailleurs immigrés logés par groupes de 4 ou 5 dans une quarantaine de baraquements. Le terrain appartient à un particulier qui demande une location mensuelle de 50 à 80 F par personne ».
On y rencontre essentiellement des travailleurs tunisiens. 120 d’entre eux se trouvent selon la police dans une situation irrégulière.
Le 25 janvier 1973 la police investit le camp et annonce qu’il sera prochainement rasé pour des raisons de salubrité publique. (…) La majorité semble accepter la décision mais quelques uns alertent les militants qu’ils côtoient souvent au marché lesquels (extr-G, Cfdt, Psu ;;;) ne tardent pas à venir leur rendre visite au camp.
Finalement la décision collective est arrêtée par les occupants qui refusent de quitter les lieux et surtout contestent cette division entre « bons » et « mauvais » immigrés.
Une pétition inspirée par les militants tunisiens est lancée en exigeant notamment « des papiers pour tous » et « un relogement décent à un prix raisonnable ». Une réunion a lieu le 3 février mais rassemble peu de monde. Il est alors décidé de constituer un comité de soutien pour le 6 février. On s’accorde sur les principaux objectifs, on précise ne pas souhaiter le maintien du bidonville mais la régularisation des SP.
La grève de la faim
« Le comité organise une première manif le 10 février à Feyzin qui rassemble entre 300 et 500 personnes selon les sources. (…). Ceux qui décident de continuer à se battre sont néanmoins diviser sur la forme de la lutte : grève de la faim ou action de masse et sensibilisation de l’opinion.
Nouvelle réunion le 17 février à Feyzin. La faible participation des immigrés et le peu d’échos auprès de la population renforce le camp des partisans d’une grève de la faim. « Mohamed Croix-Rousse », militant tunisien ayant lui-même participé au jeune de Valence en décembre 72 emporte cette fois l’adhésion de la majorité.
La grève de la faim est lancée le 3 mars par 10 immigrés et a lieu dans une ancienne école religieuse désaffectée située à coté de l’église St-Pierre de Vaise à Lyon. Ils sont rejoints par dix autres le lendemain et les nouveaux venus sont jeunes et parlent le français. Ils n'appartiennent à aucune organisation. Quatre militants français dont deux femmes vont s'associer au jeûne en solidarité »
Le comité de soutien est constitué de militant de la CFDT, PSU, révolution, Ligue communiste, Front rouge, l’humanité rouge. Mais la « direction effective du mouvement revient à trois militants non grévistes, membres de l’organisation « Perspectives tunisiennes ».
Le rôle du consulat de Tunisie
Le consulat et les amicales sont aux abois. Dès le 12 février 73 le consul de Tunisie rend visite aux tunisiens du bidonville ce qui a pour effet, comme à chaque fois, d’entretenir la division entre les habitants. D’autant que l’organisation de gauche Perspectives tunisiennes est présente dans le comité de soutien.
« Le consulat tunisien constitue également au départ une pièce maitresse de l'échiquier et ses représentants interviennent massivement pour faire cesser le jeûne. Le gouvernement tunisien condamnera enfin officiellement les actions de grève car elles donnent une mauvaise image de la Tunisie. Le consulat tentera durant les derniers jours de réduire l'affrontement par le biais de l'Amicale des Tunisiens qui remettra une importante somme d'argent aux grévistes ».
De son côté « la préfecture refuse au début toute idée de solution globale et exige que chaque gréviste accomplisse lui-même les formalités afin de solliciter un examen de sa situation. (…) Le bilan des douze premiers jours de grève se révèle donc faible alors que la situation médicale de nombreux grévistes se détériore (deux d'entre eux déjà ont dû être hospitalisés). On décide alors de lancer toutes les forces dans la bataille car on soupçonne l’administration de miser sur l'épuisement. Le week-end des 18 el 19 mars constitue de ce fait un tournant décisif. Le vendredi soir douze églises de Lyon font sonner le tocsin pour alerter l'opinion publique. Le concert de cloches est amplifié les samedi et dimanche. On diffuse en outre près de 50 tracts accusant le préfet de jouer avec la santé et la vie des grévistes. La presse locale et nationale couvre largement l'événement ».
Les sans-papiers obtiennent gain de cause
Les manifestations se multiplient et la préfecture accepte finalement de réexaminer collectivement les dossiers et de régulariser l'ensemble des situations. « Le 22 mars après vingt jours de jeûne, les grévistes ont obtenu une carte de séjour provisoire de trois mois, une promesse d'embauche fournie par l'ANPE ainsi qu'une lettre du directeur départemental du travail s'engageant à régler leur situation. La régularisation sera en fait extrêmement longue mais le comité soutiendra jusqu'au bout les grévistes dans leurs démarches auprès de l'ANPE, de la préfecture ou des entreprises ».
« Le bidonville de Feyzin délaissé depuis le début du jeûne et progressivement déserté par ses occupants est définitivement fermé et rasé en juillet. Ses derniers habitants sont dispersés, La victoire remportée à Vaise va en revanche modifier durablement le front des luttes immigrées en France, car elle montre qu'une stratégie militante alternative existe à la ligne parisienne spontanéiste et humaniste. Lyon se présente dès lors comme la capitale d'une autre pratique. Ouvertement articulant luttes unitaires et dimensions aux diverses nationalités. Le schisme est consommé à la conférence nationale 30 mars et 1er avril qui réunit à Paris l'ensemble des réseaux militants. Une Coordination nationale des comités français-immigrés (CNCFI) fondée à Lyon les 24 et 25 avril perdurera environ dix années ».
Le rôle de Pierre DARPHIN, curé de l’église (hommage de Ch. Ferjani)
Pierre DARPHIN curé de l’église St-Pierre de Vaise est décédé en 2012. C’est lui qui proposa aux sans-papiers tunisiens les locaux pour faire leur grève de la faim. Voici ce qu’écrit à son sujet Chérif Ferjani en lui rendant hommage. « Lorsque j’ai fait sa connaissance, il était curé à l’église de Saint Pierre de Vaise, et j’étais un jeune étudiant en philosophie fraîchement débarqué à Lyon (…). C’était surtout lors de la grève de la faim des travailleurs tunisiens sans papiers du Bidonville de Feyzin en 1973, que j’ai le plus milité à ses côtés au sein du « comité des dix » qui organisait le soutien à cette grève : Lui-même en tant que Curé à l’église de Saint-Pierre de Vaise qui a offert, à sa demande, sa cure pour accueillir les grévistes. (…).
« Le rôle de Pierre dans la conduite et la réussite de la grève était déterminant : Outre le local qu’il avait obtenu de son église pour accueillir les grévistes, et sa participation au « comité des dix », Pierre a réussi à impliquer l’archevêque Ancel à peser de tout le poids de son autorité pour la réussite de la grève. Lorsque les journalistes ne venaient pas à nos conférences de presse, Pierre demandait et obtenait d’Ancel de les convoquer et, à chaque fois, les journalistes accouraient pour entendre ce qu’il allait leur annoncer et nous entendre par la même occasion. Il a aussi obtenu, au prix de l’une de ses mémorables colères, de faire sonner le tocsin dans douze églises pour alerter les habitants de l’agglomération sur la situation des grévistes ».